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MADÉ TAOUNZA

Fondateur de l’agence Eye by Made et de la galerie Madé

Agent de photographes depuis une trentaine d’années et galeriste, Madé est une personnalité incontournable dans le domaine de la photographie.

Notre première rencontre avec Madé remonte en 2018 lors de ma première exposition chez Anne Carpentier à Arles. Puis en 2020, juste avant le confinement que nous ne soupçonnions pas, Madé m’avait invité à exposer au sein de sa galerie à Saint Germain, à Paris. Depuis, Madé est devenu mon agent.

Nous nous sommes retrouvés dans la cour de sa galerie, assis sur les marches, nous avons évoqué ses deux casquettes professionnelles, l’évolution du métier d’agent à l’ère des réseaux sociaux, des ponts entre art et publicité, du diktat des likes et de post-vérité.

Entre autres...

Lia : À la fois, agent de photographes et galeriste, comment articules-tu les deux activités ? 

Madé : J’essaye de créer des passerelles entre le monde de la commande et le monde de l’art. Bien sûr, ce sont deux réseaux, deux univers différents. Le monde de la commande, c’est le domaine de la publicité, du luxe loin des institutions. À la galerie j’expose des artistes qui sont pas forcément vu par les prescripteurs publicitaires comme des potentiels créateurs pour leurs marques, et c’est donc là que j’interviens pour leur donner cette idée.

Lia : Certains artistes peuvent passer de l’un à l’autre ?

Madé : Absolument. Je prends l’exemple de Charles Fréger qui expose dans de nombreux musées et galeries, qui vit de son art ce qui ne m’empêche pas de mettre son travail au service de la mode, pour des magazines ou des maisons de couture. Tout est possible. J’avais exposé Hubert Crabières ou encore Camille Vivier à Paris Photo, tous deux photographes reconnus dans le monde de l’art, des institutions ce qui ne les empêchent pas de collaborer avec des magazines de mode et autres commandes commerciales. 

Lia : Tu es agent depuis près de trente ans, je suppose que tu as pu observer des évolutions entre l’art et la mode ?

Madé : L’art a toujours été une source d’inspiration pour la mode et le marché de la publicité. Si on parle de photographies, on peut voir que Man Ray, Robert Doisneau et d’autres réalisaient des commandes commerciales, ils posaient un regard artistique sur l’univers industriel. Bien sûr, ce type de collaborations n’était pas aussi fréquent que depuis une vingtaine d’années. Le frein venaient de beaucoup d’artistes qui ne voulaient pas « vendre leur âme au diable », craignant de ne plus être perçu comme artistes, presque par snobisme. Aujourd’hui, ça a évolué, on s’autorise peut-être plus à transgresser certaines frontières. 

Lia : Sans doute est-ce aussi lié aux réseaux sociaux, à de nouvelles manières de communiquer. Les marques cherchent de plus en plus à diffuser par ces biais et recherchent des artistes ayant des réseaux afin d’atteindre le plus grand nombre. Ces nouvelles manières de communiquer l’image ont bouleversé certains métiers. En tant qu’agent, comment arrives-tu à te positionner ? 

Madé : Avant, les décideurs étaient assez vite identifiables que ce soit en agence de pub ou chez les clients en direct, aujourd’hui avec la multiplication des réseaux et des intervenants, la création de nouveaux postes dont on ignorait l’existence, on ne sait plus trop à qui nous adresser. C’est troublant dans la démarche de prospection. 

Lia : On est loin du Book qui était le répertoire, le graal des contacts dans la mode et l’image. 

Madé : Oui, quand j’ai commencé, je ne connaissais personne dans le milieu, avec le Book, je prenais rendez-vous assez facilement avec des acheteuses d’art et grâce à elles, je pouvais entrer en lien avec des directeurs artistiques. Les acheteuses d’art, (peu d’hommes occupaient ce poste) faisaient barrage, elles étaient là pour filtrer et redistribuer. N’oublie pas que l’on parle d’un monde avant internet…Tout était identifiable, simple et clair. Aujourd’hui, même ces métiers sont remis en question. J’ai le sentiment qu’il faut se dévoiler sur les réseaux en tant qu’artiste ou agent. C’est comme une forme de prostitution, il faut qu’on se mette sur le trottoir du digital pour pouvoir exister à l’ère des influenceurs, des selfies et de l’auto-proclamation. En effet, certains clients sont attirés par les profils ayant le plus d’abonnés. Les premiers à se « vendre » ainsi comme influenceurs sont des gens comme Dali ou Warhol. Mais eux au moins étaient des artistes avant tout, pas juste des « effigies ».

Lia : D’ailleurs, le terme influenceur a été éludé derrière l’appellation « talent » comme s’il fallait cacher l’intention marketing au profit de qualités artistiques créées de toutes pièces dans le but de créer des contenus destinés aux réseaux. Beaucoup d’artistes pâtissent de cette confusion. 

Madé : Absolument. C’est affligeant. Quand on regarde les Kardashian, c’est carrément une famille d’influenceurs. Curieusement, c’est une réalité du marché, des gens qui ne se vendent que sur un phénomène de mode, de tendance. On peut reconnaître qu’il s’agit d’un talent de réussir à se faire suivre pour un mode de vie. Mais dans tout ça, j’ai envie de croire qu’il y a aussi de vrais artistes qui détiennent le pouvoir de faire évoluer les choses, certains artistes n’en restent pas moins des leaders d’opinion. 

Lia : Concernant les Karda, et plein d’autres profils de ce types, on peut reconnaître qu’il s’agit d’une intelligence marketing assez bluffante. Ces personnes ne prétendent finalement à rien d’autre que de promouvoir un mode de vie marketing comme tu le disais, finalement, ça ne touche pas les mêmes publics que les artistes. En revanche, ça a bousculé le monde du mannequinat.

Madé : Oui, je l’ai vu avec certains clients qui regardent le nombre d’abonnés des profils de mannequins plutôt que leur physique. On pense que si ces profils sont suivis alors ces profils sont légitimes. 

Lia : On est rentré dans une logique de comptabilisation des abonnés pour créditer tel ou tel profil et faciliter la diffusion, cette logique invoque le mimétisme de masse, alors que l’intelligence communicationnelle n’est pas gage de qualité de contenus, c’est en ça que certains créatifs en souffrent. 

Madé : Ces influenceurs bousculent le marché. Et les faiseurs d’images, que ce soient des photographes, des vidéastes, des illustrateurs de commandes se retrouvent engloutis dans cette nébuleuse. C’est insensé.

Lia : Imaginons qu’un jour, un bug mondial bloque les réseaux sociaux !

Madé : C’est un épisode de Black Mirror ? (Rires) 

Lia : J’y pense souvent… Rien ne remplacera les rencontres dans la vraie vie. 

Madé : Je ne pratique pas assez le relationnel virtuel, ce ne serait pas un peu vieux jeu de dire ça ? Même si les réseaux me servent en termes de prospection. 

Lia : L’un n’empêche pas l’autre. On peut être en lien avec une personne grâce aux réseaux et la rencontrer dans la vraie vie tout comme connaître une personne dans la vraie vie et la suivre sur les réseaux par la suite. Ceci dit, le contact est différent entre virtuel et réel. Il en va de même pour les œuvres. L’œuvre existe dans sa matérialité physique/ 

Madé : Absolument. Le progrès fait que les réseaux nous font aller vite dans nos choix, nos choix d’images, nos choix d’amis, j’ai la sensation qu'on ne peut pas y échapper. Pour répondre à ta question, à savoir si les réseaux sociaux disparaissaient, je n’y crois pas trop. Le monde tel qu’il est fichu, ce sont les progrès et les problèmes en parallèle.  On fonce droit dans le mur mais on s’en fiche un peu. On est tellement dans l’immédiateté, on ne se projette pas assez, alors qu’on est devant des écrans, c’est intéressant. 

Lia : On se retrouve contraint dans un petit cadre qui élude ce qu’il y a autour… 

Madé : Comme tu le sais, je suis cinéphile. J’aime être face au grand écran. Je vais au cinéma comme si j’allais au temple, en attente d’un évènement, d’un miracle qui se manifeste ou pas, j’adore cette idée là. Cet écran de cinéma, je le vénère, curieusement, il me paraît plus ouvert sur le monde que le petit écran de tablette ou smartphone.

Lia : Le cinéma, c’est aussi le temps long… Sans interruption, sans pub, sans notification. 

Madé : As-tu entendu parler de la post-vérité ? 

Lia : Ah non…

Madé : Je vais essayer de te le résumer. C’est un phénomène assez incroyable autour de l’idée d’une vérité que l’on peut démonter, par exemple « La terre est plate » si c’est une croyance de groupe, je vais y croire parce que ça m’arrange. L’exemple est un peu pourri (rires) mais en gros, les Fake News sont validées par un phénomène de groupe qui se propage sur les réseaux sociaux. On ne se pose plus trop de questions, ce n’est même plus tellement important de savoir si c’est vrai… Et avec l’IA, ça va en s’accélérant. C’est super flippant !

EYE MADE

GALERIE MADÉ

30, rue Mazarine Paris 6e

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