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ANNE-LAURE COLCY
Directrice des Services Financiers de Capgemini
Avec un parcours remarquable dans le domaine de la finance d’entreprise, Anne-Laure Colcy incarne une ambition maîtrisée, nourrie par la passion du métier et une vision stratégique affûtée. Aujourd’hui, directrice du service financier chez Capgemini, l’un des leaders mondiaux du conseil et des services numériques, c’est avec une vision claire et une énergie communicative, qu’elle partage son regard sur les défis, l’importance de construire une carrière alignée avec ses valeurs, et ce qui l’anime dans un environnement aussi exigeant qu’innovant.
Nous nous sommes retrouvées chez elle où nous avons parlé de passion, d’ambition, du monde du luxe mais aussi d’immobilisme et de mouvements, d’humanité et des drames qui marquent nos parcours de vie.
Entre autres...














Lia : Pouvez-vous me raconter votre parcours ?
Anne-Laure : J’ai une formation très classique en finance, gestion de projets, je ne me posais pas vraiment de questions et je me suis retrouvée bardée de diplômes. Mes premiers pas dans le monde du travail étaient très fonctionnels ou transactionnels, sans appétence particulière pour un sujet. Tout ce qui était pour moi de l’ordre du plaisir, du goût, de la passion, je suis pianiste par ailleurs, je mettais tout ceci à part, je cloisonnais ce que j’appelle le muscle intellectuel qui me permettait de gagner un salaire. Je suis restée longtemps avec cette séparation en ne trouvant pas le chemin pour mettre en cohérence les deux. Pour autant, je suis une personne hyper positive et optimiste malgré quelques coups durs dans la vie qui ont fait que j’ai tapé au fond en gardant le sourire pour redémarrer. J’ai toujours aimé travailler, sans trouver une étincelle quelconque, même si j’ai rencontré des personnes incroyables, j’ai travaillé sur des projets hyper intéressants. Ce n’était pas du tout générateur de frustration qui aurait pu causer une crise de la quarantaine, pour autant, je n’étais pas au bon endroit. J’ai toujours eu une vie dense, j’ai très peur de l'ennui et du vide, travailler, même sans passion, ça me convenait. Dans ma vie professionnelle, j’ai eu l’opportunité durant trois, quatre ans d’être entrepreneur et de monter ma boite. Mes fonctions étaient principalement orientées en gestion de projets et aspects financiers par rapport à mes compétences mais dans un univers que j’avais choisi, la décoration d'intérieur avec le cabinet que j’avais monté en 2006 qui s’appelait My Home Design qui est devenu Atelier Germain. Là, je touchais de plus près une matière qui éveillait en moi, un intérêt personnel et un goût pour le produit. Ça s’est conclu assez vite pour des raisons personnelles, à un moment de ma vie où j’ai eu besoin de tourner une page. Mais c’était une étape, une parenthèse qui m’a permis de réunir les frontières entre travail et plaisir. La grande mutation est arrivée, il y a quelques années, quand je suis devenue vice-présidente dans un cabinet de conseils. À ce moment-là, j’ai eu l’opportunité de basculer du monde des services financiers au monde du luxe. C’était une forme de révélation, non pas parce que j’aurais été attiré par le glamour, les paillettes, la richesse… mais parce que je me suis retrouvée à échanger avec des gens animés par une passion.
Lia : Et vous avez commencé à être passionnée à votre tour ?
Anne-Laure : Oui, aujourd’hui, je suis passionnée par mon métier, j’accepte de dire que ça me plait. Quand on travaille avec un message, une intention, parfois même une sensorialité, quand on touche des produits ou quand on se retrouve dans un univers immersif, sonore, olfactif ! Je suis arrivée à cette acceptation qu’on peut se faire du bien, on peut avoir de la satisfaction émotionnelle - cerveau droit - tout en stimulant le cerveau gauche. Je pense, j’ai envie de le croire, que je suis devenue une meilleure professionnelle. Parce que ça me plait, j’y apporte un supplément d’âme. Je vais lire sur le luxe, je vais prendre mon temps libre pour faire des recherches, pour nourrir mon écosystème et ma réflexion professionnelle, de fait, je travaille beaucoup plus mais sans que ce soit une contrainte, ça crée une accélération ultra vertueuse.
Lia : Vous évoquez le fait d’apporter un supplément d’âme, qu’entendez-vous par là ?
Anne-Laure : C’est presque philosophique, j’y mets des guillemets. Disons que j’ai la sensation d’être rentrée dans le monde du luxe comme quand on rentre en religion, avec foi. Pour moi, il y a des choses métaphysiques qui peuvent nous élever dans l’humanité et ce que je trouve dans le monde du luxe, autant que par les arts, c’est que ce n’est pas seulement transactionnel. On va réfléchir différemment, les erreurs peuvent amener des émotions. Que ce soit le luxe ou les arts, ça nous sort de notre animalité. Je n’ai pas peur de l’animalité, je pense que c’est très puissant, c’est important de s’y connecter notamment par nos sens et par nos sens, on arrivera à être créatifs et créateurs, c’est ce qui caractérisera l’humanité. Pour moi le luxe, comme l’exploration et l’innovation, comme l’art, nous amène à penser le beau, à penser à ce qui nous élève. C’est comment participer à une industrie dont la vocation absolue est d’amener du bonheur, du plaisir, ce n’est pas nécessaire mais c’est indispensable autrement nous ne serions que dans la survie.
Lia : Finalement, tout ceci résonne avec une quête de sens ?
Anne-Laure : Oui, je ne cesse de me nourrir et d’enrichir mes réflexions. Passé 40 ans, j'ai posé les grandes pierres de ma vie privée et j’ai commencé à poser des réflexions sur ma vie professionnelle pour trouver du sens.
Lia : J’avais vu un interview de vous dans lequel vous parliez de l’ambition, un terme souvent mal compris, mal vu, et vous, vous sembliez l’assumer pleinement. Ça m’avait permis de revoir ma propre considération de l’ambition.
Anne-Laure : Je vois l’ambition comme, par exemple, l’homme préhistorique qui vit à un moment dans une configuration confortable, dans un écosystème où il se nourrit, il y a peu de prédateurs, il n’y a pas d’épidémie, il est dans une région où il ne risque pas de mourir de froid et devant lui, il y a une montagne. Il a envie de gravir cette montagne, de découvrir ce qu’il y a derrière. Il n’en a pas besoin, il en a envie. C’est avec cette image que je vois l’ambition. Est-ce que dans mon humanité, je reste dans un immobilisme confortable ou est-ce que j’ai envie de faire de mon mieux et de m’élever. Peut-être que je n’irai pas jusqu’au sommet de la montagne, et c’est ok, mais peut-être qu’à mi chemin, je vais découvrir une plante qui va amener de la saveur à mon alimentation, peut-être que je vais rencontrer une autre tribu qui va m’enrichir sur ma vision du monde, peut-être que je vais trouver un loisir etc. Pour moi, l’ambition représente une quête permanente de l’exploration et de réflexion, ce n’est pas de me fixer une ligne d'arrivée, c’est le refus du statu quo. C’est une manière de toujours aller chercher ce qu’il peut y avoir après, derrière, avec une part de risque, c’est une manière de ne pas stagner. L’ambition c’est le mouvement qui empêche l’érosion.
Lia : À travers votre définition, on comprend que l’ambition peut être stimulée par la curiosité, la volonté d’ouvrir les portes, d’explorer et donc de sortir de sa zone de confort. Pourtant, il arrive que l’on se trouve coincé dans des situations des plus inconfortables, je pense notamment aux femmes battues, et l’inconfort devient alors un faux confort, un conditionnement qui ne permet pas ou plus d’aller vers l’inconnu. La peur de sortir d’un schéma existant.
Anne-Laure : Oui, il y a des ressorts psychologiques, je dirais même biologiques qui font que nous ne sommes pas tous égaux face à la capacité à porter l’ambition, à se relever, à dépasser certaines épreuves de la vie. Là dessus, il me semble qu’il faut beaucoup d’humilité. La notion d’humilité, en tant que valeur professionnelle, je ne l’emploi pas trop, je la manie avec précaution, souvent ça peut être de la fausse modestie. En revanche, dans la vie de tous les jours, l’humilité est une clef pour se rendre compte qu’on a les ressources même si nous ne sommes pas tous égaux par rapport aux ressources. Je reprends l’exemple de biochimie, fondamentalement, il y a des marqueurs biologiques qui nous transpercent tous et qui font que certaines personnes face à des drames équivalents ne vont pas réagir de la même manière. Certaines personnes arrivent mieux à réguler la manière dont elles digèrent les difficultés, ce ne sont pas des personnes faibles mais simplement des personnes moins armées. À mon sens, le crédit ou le mérite n’ont que peu de place.
J’ai perdu mon fils aîné, je le dis simplement aujourd’hui. Quand on arrive à passer ce type d’épreuves de vie, pas par courage ou par force, même s’il en faut, mais parce qu’on est constitué pour y arriver, on relativise beaucoup de choses et on peut alors parler d’ambition sans avoir peur d’être jugé. Quand on arrive à dépasser certaines épreuves, on réalise qu’on est capable de surmonter et c’est une chance, une ressource puissante. On traverse tous des drames, ce sont des marqueurs de vie, passé la quarantaine, on a presque tous connu des drames mais nous ne les vivons pas de la même manière. Certaines personnes vont s’imaginer que vous n’avez pas été heurté par certaines épreuves parce qu’elles vous voient sourire, parce qu’elles perçoivent une réussite à un instant T, et ça peut créer des phénomènes de jalousie, d’agressivité, alors que nous sommes tous égaux face à ces réalités, pourquoi ne pas être co-constructifs ? C’est le propre de la jeunesse d’être enflammé, d’être dans le jugement permanent, plus on vieillit, moins on peut se permettre de juger les autres, on ne sait pas ce que les autres vivent malgré les sourires, malgré les réussites apparentes.
Lia : En effet, plus les années défilent, plus la vie ne cesse de nous donner des leçons d’humilité. On apprend à se connaître à travers tout ce qu’on traverse.
Anne-Laure : Je suis d’accord avec vous, on ne se connaît qu’à travers le temps, on se découvre toute une vie. Au-delà de ça, on vit aussi à travers des ancrages culturels forts. Ce qui nous arrive de positif ou de négatif passe au filtre des conditions de temps, d’histoire, de culture, de lieux. La manière dont on vit le deuil est très liée aux écosystèmes dans lesquels on évolue. Dans d’autres cultures, d’autres sociétés, le deuil ne se vit pas de la même manière. On vit dans un espace et un temps qui ne sont pas l’unique vérité. Après un long travail de déconstruisons, reconstruction, j’ai fait le choix de considérer cette épreuve que j’ai surmonté comme quelque chose de positif, ça m'a énormément appris, je ne serais pas la même personne sans ça.
Lia : On revient à la manière d’apprendre à avoir confiance en soi et en la vie.
Anne-Laure : Pour moi, il y a une différence entre la confiance en soi et l'égo. Depuis petite, j’ai développé la confiance en moi, il faut travailler dur bien sûr, mais je me dis que si je veux, je peux y arriver, c’est l’ambition, en revanche, je n’ai aucun problème d’égo, s’il faut passer par des tâches ingrates, il n’y a aucun problème, je m’en fiche ! Quand j’ai un objectif, je passe par toutes les portes, les fenêtres.
Lia : La question de l’égo est devenue très centrale à notre époque, particulièrement chez les plus jeunes.
Anne-Laure : Parce qu’il y a une confusion entre les deux. Les jeunes ont l’impression qu’il faut nourrir l’égo et la fierté de soi comme un pré-requis pour réussir, ce n’est pas ma vision des choses. Dans le monde du luxe, on est dans une industrie qui a du mal à s’appeler « industrie », justement parce que le luxe est très nouveau dans l’industrie, c’est un adolescent. Jusqu’au années 80/90, le luxe c’était de l’artisanat, c’est donc une industrie qui a moins de 30 ans, alors que l’industrie automobile est centenaire comme d’autres. Le luxe n’assume toujours pas totalement l’appellation industrielle, on continuera de parler de craft, d’héritage etc. Ce sont ces racines et la façon dont elle fait sa promotion mais lorsqu’il y a des vagues d’innovation comme la Gen IA - qui sera la plus disruptive de toutes - j’insiste bien sur l’intelligence artificielle générative, ce n’est pas seulement l’intelligence artificielle qui existe depuis plus de deux décennies, ce qu’on a tendance à oublier, mais bien celle qui est générative et c’est très compliqué pour les maisons de luxe. On pense qu’elle crée mais elle ne crée rien, la Gen IA offre un produit de sortie qui peut être un texte, une image, un son, du code… Tout ceci fait peur à ce secteur où le nerf de la guerre reste la création, c’est le cœur du luxe. Pourquoi est-ce que Dior est différent d’une marque de prêt-à-porter ? C’est pour sa vision culturelle et créative de son couturier d’origine et des directions artistiques. La Gen IA ne crée pas mais il s’agit uniquement d’une appropriation statistique de ce à quoi on va nourrir cette technologie qui va en faire une synthèse et donc challenger le créateur ou le créatif. Pour moi, il s’agit d’une intelligence augmentée plus que générative. Le monde du luxe devrait plus tester et s’approprier la Gen IA en tant qu’outil, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un d’un outil formidable qui reste un outil, il ne faut pas le perdre de vue. C’est comme si on passait de la chignole à la perceuse, on va passer à travers les murs ! C’est important de tester, de se tromper et de finir par trouver un truc génial qui permettra d’aller encore plus loin. La Gen IA ne renie en rien le génie humain que ce soit le génie de la main ou de la création mais par tests, par essaies successifs, par apprentissages des erreurs, cet outil là, de par sa puissance, va ouvrir un champ des possibles dont on n’a même pas idée aujourd’hui.
Lia : Tout cela me semble tellement abstrait !
Anne-Laure : Prenons un exemple, toutes les boîtes de luxe ont des « Personas », des clients cibles. Loewe s’adresse à des clients fortunés mais plus jeunes qui veulent rompre avec un luxe trop classique, trop BCBG, on tente de casser les codes, d’être en rupture. Le Persona de Loewe sera peut-être du monde des arts ou de la culture, ou du monde de l’entreprenariat avec la volonté de se démarquer. Demain, on va imaginer le Persona comme un avatar avec lequel on va pouvoir entrer en conversation en le nourrissant de ce qui le définit et peu à peu ce Persona va comprendre qui il est, et donc il pourra s’auto-générer. Pour sortir une nouvelle campagne de communication, plutôt que de le tester avec de vrais clients, on va pouvoir le tester avec cet avatar. Est-ce que ça change quelque chose au génie humain, à la créativité ? Rien du tout. Est-ce que ce sera 100% valide ? Probablement pas et heureusement. Est-ce que ce sera plus puissant que d’interroger dix clients types ? Oui ! Voilà le type d’usages qu’on peut avoir, il ne faut pas s’en priver au bénéfice de toute une industrie pour sauver l’emploi, la créativité, parce que tout ira bien. Mon mari dit que le code comme l’anglais, ce sont deux langues universelles. Il faut former les jeunes au code parce que c’est un langage mathématique et donc technologique, ça formate le cerveau à ne pas penser que ces nouvelles technologies ne sont que des boîtes noires, ces nouvelles technologies existent précisément parce que l’intelligence humaine les a pensé d’une certaine façon et qu’on arrive tous à être augmenté. Il est nécessaire de démystifier le code pour comprendre qu’il s’agit d’un progrès technologique vers lequel l’humanité doit tendre. Ce qui n’enlève en rien les échanges humains, les règles de politesse et de vie en société. La valeur fondamentale reste la curiosité.
Merci à Eric Briones pour la mise en relation.
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