conversation

conversation

NINE ANTICO

illustratrice, autrice de bandes-dessinées, réalisatrice

C’est avec le Goût du paradis, une bande-dessinée autobiographique sortie en 2008 que j’ai eu le plaisir de plonger dans l’univers de Nine Antico. S’en suivrons d’autres ouvrages toujours teintés d’une atmosphère rétro de la pop culture des années 90 à la fois autour de l’adolescence, de la féminité, de la sexualité:

De Conley Island Baby à Girls don’t Cry en passant par Autel California et dernièrement Madones et Putains.

Nine Antico a également réalisé un long métrage, Playlist, une comédie en noir et blanc, un récit d’apprentissage sans doute inspirée de son histoire personnelle.

Nous nous sommes retrouvées dans son atelier partagé avec ses acolytes où nous avons échangé autour de la part de fiction et de réalité au sein des récits autobiographiques, du détachement une fois l’oeuvre terminée, des paradoxes du féminisme mais aussi d’obsessions et de sexualité.

Entre autres...

Lia : J’ai découvert ton univers avec le Goût du Paradis, une amie m’avait offert la BD, j’avais tout de suite accroché. C’est une auto-fiction ? 

Nine : Je le qualifie vraiment comme une autobiographie parce que ça m’a permis de me découvrir en passant par le « je ». Je ne pensais pas que j’aurais quelque chose à dire avant de passer par là. 

Lia : Évoquer ton adolescence ce n’était pas trop difficile ? 

Nine : Pas du tout, je n’avais aucun barrage du fait de me dévoiler. C’est proche de moi donc c’est simple à faire, ça m’appartient, mais c’est plutôt la peur de se montrer au moment où c’est terminé, quand on a le livre entre les mains, c’est là qu’il y a une appréhension, une petite panique qu’il faut dépasser. 

Lia : Finalement, que ce soit de la fiction ou de l’auto-fiction, on dévoile toujours quelque chose de personnelle à travers une création. Une fois matérialisé, ça ne nous appartient plus. 

Nine : Bien sûr, ça nous dépasse comme les interprétations que ça provoque. Avec Le Goût du Paradis, ma mère s’était sentie blessée, elle avait l’impression que je racontais mon enfance de cas social. Elle ne faisait pas la différence entre moi et le personnage de la narratrice encore adolescente. Alors que j’avais fait du chemin depuis l’adolescente que j’étais. 

Lia : Et pourtant, même dans une autobiographie, il y aura toujours une part de fiction. Rien que par le choix de ce que l’on donne à voir et ce que l’on dissimule. 

Nine : Tout à fait. Rien ne peut retranscrire une réalité, une vérité, il y aura toujours des ellipses. On passe toujours la réalité au filtre des pages, c’est forcément ciblé, on fait l’impasse sur certaines choses. Il s’agit d’un prisme personnel qui est conditionné par nos souvenirs et ce qu’on a envie de dire, forcément, sera biaisé. Ce qui est super intéressant, c’est que lorsque ça ne nous appartient plus, on ne maîtrise plus. C’est à la fois flippant et à la fois gratifiant, c’est le but d’une œuvre. Une fois qu’un livre est sorti, quand on m’en parle, il y a comme une déréalisation, ce qui fait que je suis assez imperméable aux compliments comme aux critiques, j’ai l’impression que ce n’est plus moi.

Lia : En dehors des couvertures, tu travailles surtout en noir & blanc…

Nine : Déjà, je trouve que les contrastes et les nuances du N&B donnent un aspect graphique, il y a une forme d’économie et d’efficacité. 

Lia : Pour toi, le texte et l’image sont au même niveau ?

Nine : Oui,  en BD ou même en scénario, j’ai besoin d’écrire, d’avoir les piliers de ma narration et j’aime de plus en plus que la forme serve le fond, il me faut un concept dans la forme qui solidifie ce que je veux dire dans le fond… J’ai vraiment besoin d’une structure qui donne un aplomb au message et ensuite graphiquement, je dessine chaque case. Il faut être disciplinée pour faire de la BD. Je suis heureuse mais je ne suis pas légère. 

Lia : Tu as aussi réalisé des courts métrages et un long métrage, « Playlist« . On aurait pu s’attendre à ce que ce soit plutôt en dessin-animé mais pas du tout, on garde l’esprit Nine Antico en film, drôle, décalé. 

Nine : Oui, j’ai toujours eu plusieurs marmites que j’alimente, je n’ai pas connu l’angoisse de la page blanche. Parfois, je me retrouve à démêler les nœuds alors que ça fait deux trois ans que je bosse sur un projet. Aucun des projets n’a la même densité. 

Lia : Après Le Goût du Paradis, tu es passé à la fiction ? Je trouve l’exercice de la fiction extrêmement dur, donner vie à l’imagination…

Nine : En fait, je me suis raccrochée au même tuyau que là où j’avais travaillé en autobiographie. Quand j’ai fait Coney Island Baby autour de Linda Lovelace et Betty Page, finalement je suis allée dans leurs vies, je me suis appropriée des choses que je ressentais, des choses qui me touchaient particulièrement. La condition première, c’est que ça soulève des émotions et si ça nous parle, alors on a quelque chose à en dire. Faut faire confiance au fait que si on est particulièrement saisie par quelque chose, il faut s’en emparer. Je peux aller vers la fiction seulement si elle me parle très fort. 

Lia : Concernant ce livre, on pourrait parler de docu-fiction ? À partir du moment où tu pars d’une réalité qui certes n’est pas la tienne mais dont tu vas parler avec ton regard, tes émotions. 

Nine : Oui, c’est un autre exercice. Et avec « I love Alice », c’était comme un patchwork de références à la pop culture, j’avais pris des mannequins dans des magazines Jalouses avec toute la jeunesse branchée.

Lia : Mais oui ! Avec les slasheuses, les it-girls… 

Nine : J’aimais beaucoup les pages mode du magazine Jalouse. Depuis l’adolescence, j’ai découpé dans des magazines, j’ai des pochettes remplies de mon casting de personnages pour I love Alice. Je cherchais aussi plein de références High-School avec Zack Morris et Screech de Sauvés par le Gong. Toujours très Pop Culture. 

Lia : Ton ouvrage Madones et Putains explore des sujets moins pop…

Nine : On retrouve mon rapport à l’Italie du sud, aux Pouilles dont mon père était originaire, région dans laquelle j’ai baigné en allant en vacances. Cet univers gothique très contrasté entre le soleil, la mer, la nudité des corps, la sensualité, c’était mes étés initiatiques, ma découverte des garçons, la liberté. Le contraste entre l’obscurité des maisons, toute l’iconographie pieuse à côté de ça les corps, le sexe, les dunes, des fêtes sur la plage. Cette dualité là entre le plaisir et le péché, j’avais envie de faire un livre dessus. C’est en tombant sur des anecdotes de vies de saintes, comme Sainte Agatha et Sainte Lucia qui ont toutes les deux été prostitués, j’avais envie de tisser un lien entre ces parcours de saintes éprouvées dans leur sexualité et finalement ce que l’on faisait subir aux sorcières. Dans chaque histoire, je voulais parler du désir frustré, restreint ou empêché de ces trois jeunes filles qui porteraient les noms des saintes patronnes du sud de l’Italie. Le sexe est au cœur de tout. J’ai tendance depuis l’enfance à voir le sexe partout, c’est-à-dire à penser que tout est un enjeu sexuel. 

Lia : Intéressant, en pleine conscience ? 

Nine : Mon prochain livre parle de ça, il s’appelle Obsession. Comment j’ai très vite été consciente du regard des hommes et j’ai toujours eu envie de leur plaire. Je me suis apaisée avec le temps, ça donne de l’espace mental. Je suis très contente de ne pas avoir de fille ! (Rires)

Lia : Et moi d’en avoir une ! Je n’aurais pas su élever un garçon. 

Nine : J’ai un garçon de 9 ans, si j’avais eu une fille, je pense que j’aurais été bien chiante. Je n’aurai pas voulu me reproduire moi en tant que femme, j’aurais présumé, interprété, j’aurais été constamment sur le dos de ma fille. 

Mon fils ne se regarde pas du tout dans la glace ! Je me dis wow, génial une existence en s’en foutant de ce à quoi on ressemble. C’est un cadeau du ciel ! À son âge, j’avais une conscience extrêmement aiguisée de mon apparence. 

Un enjeu qui n’est pas tout à fait clair pour moi, dans mon féminisme, c’est d’une part préserver l’insouciance des jeunes filles et d’autre part les protéger des regards masculins. Leur insouciance est magnifique… On aimerait que certains regards n’existent pas, ça ne devrait pas être aux jeunes filles de se canaliser mais tant que nous ne sommes pas dans cette Utopie, c’est difficile. Ça m'est déjà arrivée de me faire la réflexion en me disant « Si j’avais une fille qui s’habillait comme ça » ! C’est là qu’on se retrouve un peu écartelé entre nos slogans féministes et la réalité. Les regards carnivores sont là…

Lia : Oui, c’est paradoxal… Je reviens à ce que tu disais du miroir, en effet, c’est devenu rare les personnes qui ne se regardent pas ou peu. Aujourd’hui, les écrans font office de miroir, on se regarde beaucoup plus, il n’y a plus de complexe à se regarder, même en public (rires) ! Il y a encore quelques années, une personne marchant dans la rue qui regardait son reflet passait pour narcissique, aujourd’hui, tu peux marcher dans la rue face à ton reflet dans l’écran, c’est presque devenu banal. 

Nine : Je pense qu’on se sera vraiment libéré de quelque chose quand on saura prendre de la distance avec son image. 

à découvrir

à découvrir